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Seyfo le génocide oublié

Marie-Armelle Beaulieu
23 mars 2015
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Les syriaques l’appellent Seyfo, un mot araméen qui signifie épée. C’est leur catastrophe à eux. Celle qui a vu 70 % des araméens de Turquie tués dans la suite du génocide arménien. Terre Sainte Magazine a rencontré des syriaques de Jérusalem pour revenir sur ces événements et leurs conséquences pour la communauté locale.


« Notre peuple, le peuple syriaque, a connu une persécution ou une guerre tous les 20 à 30 ans ces 130 dernières années. A mesure qu’elles surviennent, nous sommes obligés de nous déplacer. Dans ces conditions, nous n’avons pas eu le temps, ni les moyens de tellement témoigner de notre génocide.” L’archevêque Mar Swerios Malki Murad, en charge de la communauté syriaque en Israël, Palestine et Jordanie, s’exprime d’une voix douce. Dans son timbre, pas le moindre ressentiment.

“Nous sommes dans les mains de Dieu” est son unique consolation. Le jour où il répond aux questions de Terre Sainte Magazine, nous revenons sur son parcours. Il est Syrien, originaire de la région d’Hassaké. Là même où, quelques jours plus tôt, plus de 250 chrétiens ont été enlevés par le soi-disant État islamique. Ses frères et sœurs sont toujours sur place.

Et toujours pas l’expression de la moindre plainte. Pourtant, à l’entendre parler des efforts qu’il déploie pour sa communauté en Terre Sainte, concentrée surtout à Jérusalem et Bethléem, on comprend que cette attitude n’a rien d’apathique. Chez lui, comme chez son secrétaire, le père Shem’on Can, c’est la foi et l’espérance qui l’emportent. “Nos morts sont des martyrs pour le Christ”, poursuit celui que l’on appelle respectueusement Abouna Shem’on. “Dieu a un projet pour nous.”

Abouna Shem’on est originaire de Tour Abdin en Turquie, un des foyers historiques des chrétiens syriaques orthodoxes. Et sa famille fait partie des rares familles rescapées du génocide, ordonné par le gouvernement Jeune-Turc en 1915, qui soit pourtant restée dans le pays et dans cette même région. Les siens ont bien fini par émigrer en Allemagne, mais seulement vers 1980, payant à nouveau le tribut de l’instabilité politique due à la guerre entre le parti kurde (PKK) et l’armée turque. C’est l’époque à laquelle il est, quant à lui, venu servir sa communauté à Jérusalem.

Sur place, il retrouvait d’autres Turcs d’origine qui comme lui avaient l’araméen pour langue maternelle, “parmi les anciens surtout” précise-t-il. D’ailleurs, une bonne partie de la communauté syriaque actuelle descend de rescapés du génocide. “Le génocide a commencé au moment des fêtes de Pâques 1915, explique l’archevêque. Certains pèlerins originaires des régions où il se déroulait ne sont jamais rentrés chez eux et sont restés ici. Dans les mois et années qui suivirent, d’autres arrivèrent, qui avaient pu s’enfuir vers Beyrouth, la Syrie, la Jordanie pour finalement se fixer à Jérusalem.”

Aux abords du patriarcat syriaque orthodoxe, comme autrefois dans le quartier arménien tout proche (voir page 2), on voit l’affiche défraîchie du Seyfo (épée en assyrien), nom donné au génocide syriaque avec ces dates : 1915-1920.

Plutôt que vive, la mémoire est volontairement revivifiée. En 1998, le Saint Synode de l’Église syriaque orthodoxe a décidé de commémorer chaque année le génocide. “En réalité, nous avons toujours fait mémoire de nos morts dans nos prières”, explique l’archevêque, qui voit dans cette initiative un des bons aspects de l’émigration vers l’Occident.

Au moins les syriaques qui émigrent cherchent-ils à préserver leur culture, à faire connaître leur histoire au rang desquels le Seyfo fut déterminant, qui vit anéantir 70 % des chrétiens syriaques de Turquie, soit près d’un demi million de personnes estime Abouna Shem’on. Longtemps estimé à 270 000 morts, le génocide assyrien a été réévalué à 500 000. La population assyrienne de la partie orientale de l’Empire ottoman, le nord de l’antique Mésopotamie (les régions du sud-est de l’actuelle Turquie et du nord-ouest de l’Iran) a été, comme la population arménienne de la même région, systématiquement exterminée.

Les récits d’enfants et adultes jetés dans des puits, dans des fosses, les déportations, l’esclavage, les maladies sur le chemin de l’exil etc. autant de récits aussi effarants et effrayants que pour les Arméniens. Les mêmes causes produisant les mêmes effets.

Au tournant du XXe siècle, la Turquie comptait un tiers de sa population pour chrétienne. Aujourd’hui 0,01 % seulement de chrétiens sont recensés en Turquie. Et pour le petit nombre de syriaques qui demeure encore dans le pays, l’Église syriaque s’est faite discrète sur ses revendications de reconnaissance de génocide. Mais c’est aujourd’hui fini.

“A l’occasion du centenaire, notre Église, les clubs et associations syriaques en diaspora vont militer et se faire entendre pour demander la reconnaissance”, assure Mgr Swerios. A Jérusalem même, les syriaques depuis quelques années sortent de l’ombre. C’est le chef laïc de la communauté, le moukhtar Sami Barsom qui explique. “Au début nous ne faisions que des prières dans l’église, maintenant la communauté défile dans la rue.”

Le père de Sami arriva de Turquie en 1915, âgé de sept ans, avec ses deux frères, sa sœur et sa mère. Son père, lui, était mort en route. “Quand j’ai interrogé mon père, il m’a dit avoir tout oublié. Ce que je sais, c’est qu’ils faisaient des étapes de 10 à 15 kilomètres par jour dans leur fuite.” Tout le reste, Abou Moussa, comme on l’appelle, l’a appris dans les livres, ou de témoins qui sont passés par son atelier de tailleur en vieille ville.

“Un jour, un de mes clients m’a raconté l’histoire d’un enfant qui, voyant les soldats arriver, avait grimpé dans un arbre. Il entendit un soldat s’exclamer : “Mais ceux -là ne sont pas arméniens !” “Ils sont chrétiens, lui rétorqua l’autre, c’est pareil”. Et ils tuèrent toute la maisonnée”. “Notre peuple, poursuit Abou Moussa, a été exterminé parce que chrétien.”

En cela il fait une différence avec ce qu’il advient aujourd’hui aux syriaques qui avaient trouvé refuge en Syrie et en Irak. “Ces gens de l’État islamique, je ne sais pas ce qu’ils font. Je ne pense pas que ce soit un génocide parce que eux tuent tout le monde, les yazidis, mais aussi les autres musulmans. Je ne sais pas ce qu’ils font.” Abou Moussa se départit un instant de son sourire chaleureux. Puis il secoue la tête comme pour chasser les idées noires qui lui passent par la tête.

Pour cet homme, né à Jérusalem et qui s’enorgueillit d’être entouré de tous ses enfants et petits-enfants, l’émigration vers l’Occident est une chance. A défaut d’avoir un pays pour les araméens, il estime que là où ils sont, les membres de son peuple doivent être loyaux et respectueux de leurs pays d’accueil.

Pour ce qui est de Jérusalem pourtant, la situation est plus compliquée et Sami Barsom explique : “J’ai cinq identités. Je suis Turc, parce que mon père est né en Turquie. Ensuite, j’ai un certificat de sujet britannique car je suis né du temps de la Palestine mandataire.

J’ai également un passeport jordanien de quand ils (les Jordaniens) ont envahi Jérusalem en 1948, mais j’ai aussi un “document de voyage” israélien qui m’a été donné en 1967. Et maintenant je pourrais demander un passeport de l’Autorité palestinienne !” Et avec tout ça, Abou Moussa se sent devenu “étranger dans son propre pays”.

Une situation qui entraîne de nouvelles vagues d’émigration. “Quand j’étais enfant nous avions 3 000 familles syriaques à Jérusalem. Il en reste aujourd’hui 150 à 160”, constate Abou Moussa. A la différence des années 1920, la communauté syriaque ne peut plus attendre d’être revitalisée par l’arrivée d’exilés de Syrie et d’Irak, les frontières d’Israël étant hermétiquement fermées aux ressortissants des pays arabes. “Nous sommes dans les mains de Dieu” dirait Abouna Shem’on.

 

Qui sont les Assyriens ?

On regroupe sous le nom d’assyriens, des chrétiens de plusieurs confessions, orthodoxes, catholiques ou protestants, qui ont tous en commun l’héritage araméen. Ce sont les assyriens, syriaques, chaldéens ou assyro-chaldéens.

Qui s’en souviendra ?

Professeur honoraire de sciences politiques à l’Université catholique de Lyon, Joseph Yacoub vient de publier un ouvrage d’envergure consacré aux génocides et déportations des assyriens, des chaldéens et des syriaques en 1915.

Qui s’en souviendra ? 1915 :le génocide assyro-chaldéen-syriaque Par Joseph Yacoub, parution octobre 2014, 304 pages, Collection “Bibliothèque du Cerf”.

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